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La morale de l'Efficace
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9 février 2018

Où l'on assiste à l'improbable confluence de la Morale et de la Mathématique

Pour ma part, dans les trop fréquents moments d'embarras frôlant le malaise, qui émaillent mes absurdes tentatives de médiation entre points de vue unilatéraux, je fais appel à quelques images fétiches qui me sont d'un secours sans faille. Voici en premier lieu la métaphore de l'escalier spiral, qui s'applique tel un baume sur les frictions entre continuité et discontinuité : on a d'un côté les marches successives qui se grimpent d'une traite sans état d'âme, de l'autre les paliers qui offrent l'occasion de passer une étape, de marquer une pause et de s'accorder une récapitulation ponctuelle. Non loin de là, nous disposons d'une image approchante, celle de la bande de Moebius, aux implications moins finalistes (l'idée de l'escalier connote une valeur ascensionnelle) : parcouru sur toute sa longueur l'énigmatique objet n'exhibe jamais qu'une seule face, un peu comme le visage persévérant et fidèle à lui-même du docteur Jeckyll plongé dans l'air du temps ; mais pour peu que le temps soit suspendu et la course arrêtée, l'examen de cet instantané révèle aussitôt la présence à chaque endroit d'un Mister Hyde consubstantiel.

Quelques produits dérivés sont à garder avantageusement dans une escarcelle de l'esprit : je pense au champ sémantique du serpent qui se mord la queue, autre version de la bande de Moebius – dont il est à noter que la forme à été adoptée pour symboliser l'infini en mathématiques –, qui suggère un versant moins agréable du phénomène (et du coup peut-être plus réaliste), celui du court-circuit, du cercle vicieux, de la stérile circularité. On pense également à la tautologie, au pléonasme, à la Lapalissade... Sur le plan de la logique comme sur celui de l'évolution, on va au devant d'une impasse, d'un blocage ou d'une boucle infinie sans l'intervention d'une altération.

Il apparaît que si la nature montre un penchant certain pour la biodiversité, ce n'est pas seulement pour le ravissement des yeux ou l'attendrissement des âmes sensibles. La reproduction biologique s'est essayée à de nombreuses techniques depuis des millions d'années et la direction qu'elles indiques est celle d'un déploiement des possibles, d'une explosion des probabilités : le passage de la parthénogenèse à la reproduction sexuée, par exemple. C'est que, on s'en doute, le brassage du matériel génétique au sein des populations accroît la capacité d'adaptation aux changements du milieu. Ainsi, la sélection naturelle favoriserait-elle chez les congénères d'une espèce donnée une conduite d'évitement vis-à-vis d'un partenaire sexuel trop proche génétiquement, et même parfois l'attirance pour des génotypes très éloignés. Ceci est spécialement vrai pour l'homme qui a érigé l'interdit de l'inceste en pilier culturel.

Tout ça pour aboutir à cette conclusion (qui n'engage que moi) : la morale qui condamne l'inceste (et désapprouve fortement les liens consanguins) ne fait que prolonger une stratégie de l'évolution qui consiste à pourvoir en diversité le réservoir de solutions potentielles pour maximiser la réactivité aux changements de l'environnement. La morale vient appuyer, en le chargeant affectivement, un facteur de variabilité essentiel à l'évolution des populations et à leur capacité d'offrir des adaptations. Peut-être est-ce le même mécanisme qui suscite l'indignation des contempteurs de l'eugénisme ou du clonage. N'est-ce pas là le summum d'une morale de l'efficace ?

Mais plus étonnant peut-être (encore que...), cette même stratégie de l'évolution a inspiré nos ingénieurs-programmeurs soucieux d'optimiser les performances de leurs machines intelligentes en développant des algorithmes itératifs sophistiqués sur le modèle de ce qui se fait dans la nature (une forme de biomimétisme donc), comprenant boucles de rétroaction, brassage de population et mutations éventuelles, où chaque solution potentielle est codée comme un individu qui chercherait à se répliquer génétiquement. Les machines probabilistes pourvues de tels algorithmes dits génétiques sont, semble-t-il, mieux armées que celles qui obéissent à des méthodes systématiques pour affronter les problèmes concrets d'une réalité aux paramètres multiples. C'est drôle à dire, mais cela se comprend intuitivement, on évite plus facilement les solutions de facilité (les « optima locaux » en mathématique appliquée) en ayant recours à une exploration aléatoire du domaine de recherche(ce que vulgairement on appelle "y aller au pif1"). Ainsi l'esprit de Darwin se lance-t-il à l'assaut de l'intelligence artificielle.

Pour en finir avec la rubrique "médico-mentale", je mentionnerai également le recours à l'idée de vision stéréoscopique qui donne accès à la perspective, laquelle évoque, ça ne se refuse pas, la vivifiante ouverture d'une fenêtre sur l'avenir. Il s'agit d'un effort de décentration qui permet d'allier deux points de vues en se mettant "à la place de l'autre". Cet effort mental est à la base de la capacité d'anticipation, du moment qu'il permet de mesurer intuitivement des trajectoires de toutes les sortes pour en inférer des situations futures avant même d'avoir potassé le moindre traité de cinématique. On peut l'assimiler à une opération de la perception qui se ressource pour se relancer en mettant à profit l'apport d'une double description du monde : l'une est intérieure, proprioceptive ; l'autre est extérieure et formelle. L'une témoigne de sa complicité avec les tréfonds quantiques du monde subatomique, l'autre s'informe des régularités macroscopiques. C'est en cela, selon moi, que le terme « dialogique » trouve sa pertinence : nous sommes des moteurs de recherche dialogiques, à la différence des ordinateurs actuels qui n'ont pas encore accès à la source aléatoire du niveau quantique, et qui doivent se satisfaire d'un pseudo-hasard, nous avons un allié imprévisible au cœur de notre matière.

Pour en revenir à ce qui se voudrait le sujet principal de ce chapitre, notre bon "vieux" Homo sapiens (double ironie : d'abord en regard des temps géologiques, ensuite rapport à une particularité biologique abordée plus bas, la néoténie ), il me faut d'emblée reconnaître ce biais dont je me préoccupais tout à l'heure au sujet de la position de l'observateur, qu'il est recommandé de neutraliser au nom de la connaissance objective. Je veux parler bien sûr de l'anthropocentrisme, affection bénigne comparée à ses degrés plus mesquins de manifestation – tels qu'ethnocentrisme, racisme, nationalisme, communautarisme, sectarisme et en définitive l'égocentrisme dont ce sont tous des avatars costumés –, et qui consiste grosso modo à entourer l'espèce humaine d'une aura de prédestination quasiment cosmique.

Selon moi, cette distorsion de la perception est inéluctable, et s'il est louable de penser à la corriger, il paraît dangereusement naïf et trompeur d'espérer son élimination. Il s'agit indubitablement d'un de ces travers trop humains partout escortés par l'auto-aveuglement (l'analogie avec la tache aveugle en ophtalmologie me plaît bien). On peut y voir le reliquat d'un besoin archaïque d'exaltation et d'auto-valorisation par le groupe, à la source de cosmogonies et de mythes séculaires tous plus colorés les uns que les autres. Quoi qu'il en soit, on heurterait là un levier fondamental dans l'économie narcissique d'un animal social aux nerfs notoirement fragiles en prétendant l'en débarrasser.

Ce d'autant que l'animal en question a déjà été frappé par des vagues de "désenchantement du monde", que la civilisation contemporaine lui a "administré" avec la bienveillance impersonnelle typique de nos sociétés industrialisées. On rappellera que Copernic, en son temps, avait déjà cassé bien des mirages (une brèche dans laquelle s'engouffrèrent une nouvelle génération de rêves impatients). Après lui, Darwin, Freud, Nietzsche et, à leur suite, les auto-proclamés "déconstructionnistes" y allèrent gaiement de leurs coups de boutoir sur les certitudes culturelles et les assises psychologiques. À ces "blessures narcissiques" s'ajouterait une vexation toute récente imputée aux machines (Sloterdijk) : qu'adviendra-t-il de nous, en effet, lorsqu'à la faveur d'une "singularité technologique" l'intelligence artificielle aura suffisamment surpassé celle des ingénieurs qui l'ont conçue, pour maîtriser sa propre réplication et prendre son destin en main ? En dépit de cette effrayante perspective, subsiste de façon subliminale le rêve cosmique du principe anthropique (version laïque du fameux "dessein intelligent"), accompagné éventuellement du "sentiment océanique" d'une communion avec le monde ; pas nécessairement une religion, à peine une spiritualité, peut-être une religiosité assumée, vaguement mystique (est-ce là ce fameux mysticisme du XXIème siècle?). En l’occurrence, l'élan des conquistadors du temps des Grandes Découvertes a été remplacé par le rêve "cyberorganique" des transhumanistes qui appellent de leurs vœux une société posthumaine magnifiée par la technologie. Pour un peu, le vaisseau Humanité larguerait-il toutes ses amarres ?

Dans ces circonstances, je ne me sens pas en position d'insister sur l'inconsistance de l'imaginaire collectif en tant que machine à illusions. Car, sans élever notre espèce au pinacle de l'évolution, on ne peut que s'émerveiller de l'aisance (à la fois émouvante et un tantinet comique) avec laquelle elle assume le décalage entre ses aspirations idéalistes, ses élans conquérants, ses prétentions hégémoniques terrestres et bientôt extraterrestres, et le relatif dénuement où chacun tombe une fois abandonné à l'état de nature. Darwin parlait de l'être humain comme du «plus démuni des êtres dans la nature». À considérer la vigueur avec laquelle il colonise la planète et exploite ses ressources, on constate avec soulagement qu'il semble en mesure de surmonter sans le moindre complexe son handicap. Cela laisse à première vue suggérer que l'ensemble des réalisations humaines, œuvres matérielles, symboliques, technologiques sont, en grande partie, le fruit paradoxal et presque miraculeux de cette béance à colmater que représenterait pour lui le sentiment de son infériorité et de son insécurité. On nourrira peut-être l'ombre (c'est pour certains plus qu'une ombre) d'une crainte : celle d'une surcompensation synonyme de perte de contact avec les réalités – on pense évidemment à une fuite en avant dans une sorte d' "engrenage de la technique" (André Lebeau). Mais ne soyons pas oiseaux de mauvais augure...

1 Le "pif", le nez en argot. Je m'empresse de relever cette conjugaison des sens et du hasard dans le passe-temps préféré des êtres vivants, l'aventure.

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