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La morale de l'Efficace

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31 août 2018

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31 août 2018

Vers une éthique paradoxale ?

Il est admis de nos jours que les systèmes de valeurs se transmettent d'abord par l'éducation en jouant sur un ancrage somatique en lien direct avec notre animalité, notre instinct de survie plus particulièrement. La morale fait donc appel à des motivations affectives très puissantes qui en font une sorte de programme global d'instructions auquel l'individu obéira de façon bien plus spontanée et automatique qu'à tout autre système appris ou adopté ultérieurement dans sa vie. De la même façon qu'il s'exprimera plus facilement et authentiquement dans sa langue maternelle, laquelle lui permet de jongler avec des concepts abstraits comme s'il s'agissait d'évidences. De la même façon, il se comportera avec efficacité et justesse dans un environnement qui lui est familier, où il se sent chez lui, dans son élément, "comme un poisson dans l'eau". L'individu respire plus aisément et sans y penser à l'air libre que sous l'eau avec l'assistance d'une bonbonne d'oxygène. En règle générale, tout ce qui a été assimilé par éducation commande des comportements plus automatiques que n'importe quel apprentissage ultérieur, à commencer par la capacité d'apprentissage elle-même. De même, la morale suscite une observance presque religieuse comparée au respect plus libéral qu'inspirent les codes éthiques ou déontologiques.

La morale du point de vue de l'évolution, c'est-à-dire dans la mesure où les individus manifestant une prédisposition à l'observer en ont retiré un avantage reproductif, fait donc office de prolongement des commandes génétiques exprimées par nos émotions dans un espace culturel généralement acquis aux mêmes normes traditionnelles. Les chocs culturels dans ce domaine suscitent très souvent, on comprend pourquoi, des réactions viscérales quasi épidermiques, presque comparables à des réactions immunitaires.

Cependant, notre civilisation a été amenée, dès l'antiquité grecque et la relativité des mœurs à laquelle ses premiers philosophes ont été confrontés, à développer un moralisme (autrement dit une réflexion sur la morale) qui a donné naissance à des conceptions plus souples d'une éthique s'appuyant davantage sur une approche rationnelle que sur les élans primaires de la passion. Cela correspond aussi au passage de l'expression vulgaire de la loi du Talion, à l'encadrement du besoin de punir et à l'application d'une justice équitable et proportionnée. Sur ce point, on rencontre déjà un premier paradoxe éthique : le rôle du Droit, ne tire pas son origine dans le souci avant tout d'indemniser les victimes, mais d'assurer la défense des accusés.

Ce sont des considérations du même ordre qui m'ont incité à opter pour le terme "Efficace" de préférence à la banale "efficacité" ou la plus pédante "efficience", outre le fait que cela sonnait plus juste (quand bien même moins correct) à mon oreille. Incorrect, en effet, dans la mesure où on ne trouve plus le substantif féminin "une efficace" dans les dictionnaires depuis belle lurette. Déjà l'encyclopédie de Diderot n'en relevait que l'adjectif. Ce qui m'a séduit c'est la connotation religieuse (reliée à la grâce efficace) que véhiculait ce concept démodé, indiquant au-delà du seul point de vue pratique et utilitaire, la source mystérieuse, inconsciente, "numineuse" où les phénomènes humains puisent la légitimité et la solidité de leur évidence. Dans ce sens, la morale de l'Efficace correspond à la logique du bon sens, aux préceptes indiscutables qui entourent un usage éprouvé du monde. Bref, à ce qui crée la réalité par une sorte de "verrouillage de la cible" : soudain quelque chose s'impose aux observateurs comme ayant toujours été et devant être à jamais.

Cette sorte d'hallucination collective créatrice de réalité méritait bien une majuscule. Quant au dévouement que les catégories sociales dominantes témoignent traditionnellement à la défendre bec et ongles, on peut le mettre sur le compte de ce vouloir-vivre qui procure sa substance à toute illusion provisoirement nécessaire ; ce que traduit l'adage  « on ne change pas une équipe qui gagne ». Néanmoins, le caractère sacré de la morale ne la préserve pas de l'obsolescence. Cela concerne d'ailleurs tout ordre établi, fatalement.

31 août 2018

Le destin rétrospectif

À vrai dire, je suis tenté de penser le mérite comme un résidu nostalgique de ce principe de causalité magique qui faisait de nous, aux premiers temps de nos balbutiements et tâtonnements, des télépathes implorants, mettant sur le compte de nos vagissements incantatoires la faculté de donner satisfaction. Dans le même ordre d'idée se trouve l'impression prégnante d'un destin rétrospectif (vocation ou prédestination), qui nous fait envisager les événements de notre existence comme résultats d'une "justice immanente" (les stigmates et l'encens). Le moindre manquement à cet ordre présomptif des choses déclenche spontanément un cocktail d'émotions où prédomine la colère. À moins de flotter dans un état de fascination et de retrait autistique, ou d'avoir été psychiquement anesthésié par un profond traumatisme, l'animal moral réagira secondairement, au gré de sa socialisation, en virtualisant ses émotions brutes pour les convertir en sentiment d'injustice et en indignation vertueuse.

C'est que le mérite nous autorise à entrevoir un sens à la vie. Il légitime le rêve de notre viabilité optimale, sans toutefois nous avertir que, sous l'angle de l'évolution, l'optimisation est un processus sans cesse et à tout bout de champs contrarié par des modifications dans les conditions externes ou internes ; au contraire, il a l'effet de de nous bercer de l'illusion de la finalité et finit souvent par nous endormir dans le ronron d'une mesquine et arrogante obsolescence. Mais nos automatismes et nos routines, aussi bien huilés soient-ils, sont eux-mêmes des algorithmes évolutionnaires façonnés par le hasard et la nécessité, puisant de manière itérative dans le bouillon stochastique de nos pulsions, sans quoi ils perdraient dans un monde lui-même si mouvant, de leur capacité adaptative. De même que les gènes ont leurs mutations et leur brassage des populations, les habitudes mentales et psychomotrices ont leurs lapsus, leurs actes manqués, leurs oublis et leur "bouillon de culture". Notre univers intérieur évolue malgré nous.

Il arrive ainsi que la conscience la plus appliquée à sa tâche de supervision laisse filtrer des erreurs surprenantes, des fausses notes qui suscitent une sensation d'inquiétante étrangeté freudienne, tendant à la persuader qu'elle a été le jouet d'une force mystérieuse, obscurément facétieuse et malveillante. C'est-à-dire que, psychologiquement parlant, la source d'erreur ne peut être qu'un corps étranger auquel il faut opposer une sérieuse défense immunitaire, quitte parfois à causer quelques effets auto-immunes (d'allure psychosomatique). De même, sociologiquement parlant, le sens commun observe le fameux adage : « errare humanum est, sed perseverare diabolicum », qui gère la marge de tolérance au-delà de laquelle apparaît "l'effet brebis galleuse".

Il fut un temps, celui des barbares sans doute, mais aussi des ogres et des fées, ou le goût du risque et des émotions fortes était moins inhibé. Un temps fabuleux, épique, riche d'épopées incandescentes, qu'on pourrait appeler le "rêve de Nietzsche". Or cette temporalité "numineuse", malgré toutes les virtualisations, les émancipations et les relativisations, refait surface périodiquement comme une spontanéité retrouvée, le fameux "retour du refoulé", réhabilitant à coup d'ordalies anachroniques la sensibilité narcissique égratignée. Ce sont les divers comportements à risques qui constituent comme l'ombre portée sur la civilisation par le civilement correct., l'éclatement sporadique de bulles spéculatives menaçant le crédit alloué à l'existence même de la réalité et injectant par là même de l'impondérable dans cette singulière machine dévoreuse d'entropie, affamée de chaos : la Nature.

Le goût (éthico-esthético-pragmatique) de la finalité imprègne le désir de finaliser, de porter à terme, d'aboutir (pour oser encore une connexion d'idées avec la "lueur au fond du tunnel"). C'est peut-être que s'exprime ainsi l'aspiration viscérale à la plénitude et à l'accomplissement. Un dernier coup d’œil dans le rétro, le chapitre est clos, une page se tourne...

31 août 2018

La fibre missionnaire

Ce processus de substitution de l'« objet du désir » n'est-il pas comparable à une "vitualisation" du réel ? J'y voit, en tout cas, un étayage constamment renouvelé par la volonté consciente et l'instance censée la représenter, le Moi, des formes culturelles sur un vouloir-vivre primordial. Ceci à la faveur d'un auto-renoncement, d'une sorte d'auto-négation partielle qu'on pourrait appeler "principe de contrariété" auquel on devrait la variabilité manifeste des us et coutumes. En tant que pulsion anti-pulsionnelle, cela correspond assez à une "maîtrise de soi".

Au commencement est l'instinct de conservation et de reproduction, avec le "paquet" d'hormones qu'il met en circulation, sans quoi on aurait bien de la peine à éprouver le moindre petit enthousiasme conquérant, à imaginer quelque avenir sensiblement radieux, à se lancer dans ne serait-ce qu'une petite entreprise vaguement hasardeuse. Ne s'agit-il pas là du spectre d'un "monde désenchanté", tel qu'il a inquiété certains philosophes ? Cela semble en effet une issue possible de la virtualisation effrénée à laquelle nous soumet notre époque. À force de poursuivre des substituts et de vivre par procuration on risque de perdre le sentiment de réalité substantielle, l'idéal d'une plénitude ; ce que certains nostalgiques invétérés nomment "vraies valeurs", "fondamentaux" ou encore "sens de la vie".

La crédulité semble bel et bien une inclination première de la nature humaine. Elle correspond au besoin ( point de départ de toutes les accoutumances) de se fier à la constance rassurante des enchaînements causaux, jusqu'à en faire parfois des fatalités. Or, le goût du risque (y compris le risque de l'élimination de tout risque), de la différence, de la nouveauté semble être un ingrédient également indispensable au bon fonctionnement de tout moteur de recherche évolutionnaire qui se respecte, aspirant à explorer et maîtriser son environnement par l'exercice de son incorrigible curiosité.

En d'autres termes, aussi dommageable soit-elle pour l'amour-propre, la remise en question des certitudes, des privilèges et des priorités est une composante de la capacité d'adaptation. Toutefois, comme me le suggère une analyse empathique, une trop grande lucidité, une clairvoyance "luciférienne", entamerait à tel point le capital de confiance foncière qu'il induirait paradoxalement (mais pas tant que ça) une anesthésie de l'espérance, un autisme à-quoi-bonniste, nihiliste et aboulique, une espèce de syndrome de Calimero indéniablement contre-productif du point de vue de l'évolution.

Ainsi, l'homme semble-t-il normalement condamné à osciller continuellement entre détestation de l'imprévu et appétit du risque, pendant un temps satisfait de son aisance et de sa familiarité, à un autre moment friand de nouvelles mises à l'épreuve. On retrouve ce rapport ambivalent et subtil dans maints aspects de son existence. C'est une chasse aux problèmes pour éprouver l'auto-satisfaction de les résoudre, la quête d'efforts prodigieux pour le plaisir de les réduire à des bagatelles. Notre âme de missionnaire, rompue aux missions impossibles, fait de nous des machines à résolution et optimisation sacrément performantes.

Qu'y a-t-il d'étonnant à voir cette ambivalence à l’œuvre sur tous les plans de l'activité humaine ? Dans le monde du travail, du sport, de la culture (au sens restreint d'art, mode, courant d'idée...) elle transparaît au fil des interactions faites de concurrence et de collaboration, mais surtout dans cette relation d'émulation qui fait de l'autre à la fois un modèle et un rival, la figure du "frère ennemi" (avatar plus accessible d'un "Père" qu'on ose pas trop tuer). À se demander si ce mécanisme dialogique articulant opposition et complémentarité ne serait pas aussi au cœur du progrès techno-scientifique, dans la mesure où, le désir de reconnaissance, de considération, de gratification (sous forme pécuniaire ou honorifique) semble une force stimulante de premier plan dans la course à la méthode, la technique ou l'idée "révolutionnaire" susceptible d'élever son heureux promoteur au statut d'élément valable, qui compte, qui a un poids sur la réalité coopérative.

Inversement, quel membre d'un groupe, partageant un tant soit peu d'esprit de corps (ou typiquement d'équipe), apprécierait l'éventualité de passer pour un gêneur, un bon à rien, un saboteur, un mauvais élément par malveillance ou imbécillité (question souvent difficile à trancher dans la vie quotidienne, comme c'est le cas aussi entre apathie et mauvaise volonté), quelqu'un sur qui justement on ne peut compter, menaçant de compromettre la bonne marche de l'ensemble, le bien commun et donc le sien compris ? À moins qu'un tour de passe-passe diabolique et "mercurial" ne redore le blason de l'empêcheur de tourner en rond, et ne le transforme à la stupéfaction générale en providentiel éveilleur des consciences. Mais, d'ordinaire, la sensation persistante d'être de trop, au mauvais endroit, de ne pouvoir nourrir aucun espoir de valorisation (que, ceci dit en passant, s'emploie à susciter la pratique très répandue dans certains milieux du harcèlement moral) conduit à adopter des schémas destructeurs et régressifs, sous le signe de l'auto-disqualification, du dégoût et de la dépression, rendant bizarrement l'individu à la fois complice et victime d'une morale de L'Efficace.

31 août 2018

Le bonheur différé

Si je considère l'expansion universelle comme un prélude nécessaire au jaillissement de la vie, et ce dernier comme le support obligé de ce qui a tout l'air d'une "inflation spirituelle", la tentation métaphysique est grande de faire remonter cette virtualisation phénoménale au "Big Bang" ; et de profiter de l'occasion pour inscrire dans son prolongement mes propres facultés intellectuelles de représentation, d'imagination et de remémoration. Une manière parmi tant d'autres de revendiquer ma place dans ce qu'un regard rétrospectif entoure d'une aura de finalité, comme un destin cosmique, rien que ça.

Mais, pour revenir sur terre, d'où me vient-elle cette mystérieuse faculté de mon cerveau, avec ses neurones et ses synapses, d'abriter des phénomènes "spirituels" ? On écarte d'emblée l'hérédité des caractères acquis: il ferait beau voir que les parents puissent transmettre leur savoir et leur expérience en copulant. L'esprit est précisément ce qui entre en scène dès lors que le programme inné est suspendu. Il est responsable de la mise à disposition d'un cadre et d'un terrain de jeu particulièrement appropriés, mais en dehors de quelques échauffements pré-câblés, la partie ne semble commencer sérieusement qu'à l'heure tapante du cri primal. Tout porte à croire qu'au fil des premiers mois de la relation d'abord fusionnelle (donc sans véritable échange) entre la mère et son nourrisson, s'entrebâille une prévisible mais inexplicable brèche inaugurale qui verra s'étendre l'espace transitionnel (Donald W. Winnicott) de la culture.

Par ailleurs, il faut d'abord que s'instaure sur quelque base physiologique un certain principe de causalité sans quoi on voit mal comment même un animal entretiendrait un rapport de confiance un tant soit peu soutenu avec le monde. Suivant René Spitz, l'observation montre que le nouveau-né fait l'expérience préalable de la toute-puissance, par-dessus laquelle vient se greffer l'association d'un effet avec une cause. Il estime en effet que « la séquence de la satisfaction qui suit les hurlements de faim, constitue la première expérience à laquelle nous pouvons faire remonter les débuts de la catégorie idéationnelle de causalité. »

Cela laisserait penser que sur fond d'exigences intransigeantes s'élabore le commencement d'une négociation avec un éventuel partenaire hors d'un contrôle absolu, un premier "interlocuteur", la mère (ou son équivalent). En adoptant le principe de causalité, le petit enfant se donne les moyens de tolérer un défaut à son omnipotence, un décalage dans la satisfaction de sa pulsion, ouvrant une brèche puis un gouffre où toutes sortes de compromis entre objectivité et subjectivité viendront pulluler. Je veux parler de ces schémas cognitifs appelés croyances, imaginations, fantaisies etc. qui guident nos premiers pas d'explorateurs.

En effet, l'association entre une cause assignée comme moyen et un effet assigné pour but semble bien être ce qui lance le départ d'un dialogue avec le monde en tant qu'extérieur à soi. Cela ressemble à une présomption naturelle qui fonde un nouveau et original pouvoir sur les choses ; celui des mes intentions, entendues comme cet « aspect spécifique du vivant qui est la présence, dans les organismes, de mémoires capables d'en gouverner les comportements. »

Je dirais que ce ne sont là que des promesses, mais de ces promesses de bonheur qui nous confortent dans notre rapport au monde, et ces promesses peuvent prendre toutes les formes que la culture autorise et met à disposition. Ce qu'il me paraît important de souligner, c'est l'antériorité de l'hallucination sur l'épreuve de réalité, de sorte que celle-ci ne pourrait tout simplement pas s'imposer en l'absence de celle-là. Il y a une sorte de "primordialité viscérale de l'illusion", mobilisée comme matériau de conception de la réalité.

On a, en définitive, la nette impression que le principe de causalité et les concepts qui en dérivent (intention, espoir, force intérieure, conscience agissante) concernant la nature humaine, doivent beaucoup aux expériences de "bout du tunnel", en quoi consiste le couple tension-décharge qui rythme le quotidien des premiers mois de la vie. On peut voir dans cet effet "bout du tunnel" le précurseur des "ouf !" de soulagement, ou des "eurêka !" de l'adulte. Le goût de l'aventure, du défi, de la découverte, s'appuierait sur ce genre de confiance foncière capable de soutenir les idées les plus délirantes. Chacun développe plus ou moins une âme de missionnaire nourrie à cette source somatique de la foi.

Je dirais enfin que la sociabilité humaine (elle-même élément essentiel de la prolifération de notre espèce) est favorisée par une faculté naturellement sélectionnée de "différer le bonheur" éventuellement par des activités transitoires sous forme de rituels. Cela revient un peu à une manière de retirer du plaisir à le remettre à plus tard. Un exemple fameux en est le « jeu de la bobine » formalisé par Freud à partir de l'observation d'un enfant laissé seul par sa mère, et qui « détruit en quelque sorte l'objet, la mère, en la faisant apparaître et disparaître à sa guise à travers un substitut, la bobine, anticipant ainsi et maîtrisant l'absence et la présence réelles de la mère »

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31 août 2018

Évolution et progrès

Petit à petit, depuis des temps immémoriaux – les anthropologues peinent à nous expliquer comment et quand toute cette affaire a commencé... pas de date inaugurale, pas de jour de la Création, pas de ab Roma condita – l'être humain s'éloigne inexorablement de son état de nature. On dirait qu'une lente évolution a soudain pris l'ascenseur comme pour atteindre une vitesse de libération et entamer un décollage sous l'impulsion de la vague ambition de s'émanciper des lourdeurs de la "vieille" sélection naturelle. La tendance générale est de se féliciter d'un tel processus encensé sous le terme de "progrès", de s'extasier à la mention des diverses révolutions qui émaillèrent la marche en avant de l'espèce Homo sapiens vers une domination planétaire depuis qu'une crampe au bas du dos l'a décidé à se redresser. On cite généralement, plus ou moins dans l'ordre, les premiers artefacts techniques, les premières inscriptions symboliques, la révolution néolithique et la maîtrise du feu, l'invention de la roue, l'agriculture et la domestication, enfin plus près de nous, l'avènement de la vapeur, puis de l'électricité, du pétrole, du nucléaire, du cyberespace...

Remarquons qu'il a fallu des centaines de milliers d'années pour franchir les premières étapes, et seulement quelques décennies pour les dernières en date. Cela donne une idée de l'accélération qui s'est opérée. Je ferai noter, en passant, que ce phénomène n'est pas une exclusivité de notre espèce, ce serait plutôt la règle dès qu'il est question d'émergence de la complexité. Prenez la vie, elle aussi nous laisse dans le flou pour ce qui est de son origine il y a plus de 3 milliard d'années ; ensuite de longues ères se succèdent pour laisser enfin apparaître des innovations de plus en plus complexes : les animaux il y a plus de 600 million d'années, les mammifères il y a env. 150 MA, les primates il y a env. 20 MA, enfin l'homme moderne il y a plus ou moins 400 000 ans. Et je ne parlerai pas de l'inflation de l'univers, cela nous éjecterait du sujet à la vitesse de la lumière...

Certains milieux marginaux expriment une réticence inquiète devant la frénésie avec laquelle notre époque a embrassé le progrès. De nombreux réfractaires à la fièvre technomaniaque se sentent "largués", injustement éjectés du train de l'histoire au seul motif qu'ils ne partagent pas l'engouement pour la folle course vers la "singularité technologique", l'avènement d'une ère nouvelle, l'apothéose de l'être humain sur le point de franchir le seuil de la "post-humanité". Ils en conçoivent une vision autrement catastrophiste de l'avenir, dans le sens d'un retour en force de la nature sur les ruines d'une civilisation condamnée par ses emballements mimétiques (les diverses dérives collatérales bien connues propres à la consommation de masse).

Le plus intéressant dans ce qui a tout l'air d'une énième réplique des conflits générationnels est que ces deux façons antithétiques d'aborder le problème de la fracture culture/nature ne donne lieu à aucun conflit ouvert. Le sentiment d'injustice des adeptes de la modération, comme l'exaspération des fougueux aventuriers ont été canalisés par la société selon une méthode éprouvée : la division des domaines d'expression. De la même façon que sur une autoroute à six voies les usagers sont priés de se répartir selon la vitesse qu'ils comptent adopter, ainsi la société compartimente les individus dans des cercles d'activité plus ou moins étanches, mais non infranchissables, au contraire, pourvu qu'ils respectent les présélections. De sorte que les solidarités plurielles s'organisent pour présenter le visage d'une modernité calquée sur ce qu'Émile Durckheim appelait déjà "division du travail".

Le corollaire qui semble découler de ce processus est un relâchement du lien social, permettant du côté positif une plus grande mobilité sociale, une diversification des appartenances, une ouverture des horizons, un élargissement des compétences ; mais dans le même temps, l'entrée dans le régime de l'éphémère, de la friabilité des évidences et de l'interchangeabilité.

Au moment où le XIXème siècle voyait se déployer les sciences humaines, la linguiste dévoilait au monde l'arbitraire du signe (Ferdinand de Saussure) et avertissait l'individu que sa langue maternelle n'est plus la seule façon de communiquer ses vérités et de décrire le réel. Les rites initiatiques de passage qui le consacraient définitivement dans son être au sein de la tribu ou du clan, faisant soudain place à une activité évaluative rationalisée, l'individu doit désormais répondre à quantité de sollicitations impersonnelles ; assumer la pluralité de ses facettes et surtout le fait qu'il n'est plus aussi unique et irremplaçable ; que sa place au sein des divers groupes humains et cercles de familiarité ne lui est plus aussi inconditionnellement acquise ; qu'il lui faut désormais apprendre à se vendre pour y jouer un rôle. Il se retrouve donc abruptement (d'autant plus qu'il est issu de l'immigration ou de l'exode rural) lâché sur la scène d'une "comédie humaine" en perpétuelle représentation.

Qu'y a-t-il d'étonnant à ce qu'on ait assisté, parallèlement à l'implosion des structures sociales traditionnelles, à une explosion des troubles mentaux et de la personnalité ? Ce n'est pas que la société soit devenue plus monstrueuse ou inhumaine (kafkaïenne), au contraire bien des mœurs cruelles ont dû battre en retraite devant l'affirmation des droits de la personne humaine. C'est plutôt le vécu d'inquiétante étrangeté (la "Unheimlichkeit" de Freud), les sensations de dépersonnalisation et de déréalisation (éléments déterminants du profil psychiatrique associé à ce qu'on appelait au début "démence précoce" du fait significatif qu'elle touchait et touche encore en premier lieu les adolescents et jeunes adultes) qui ont fait une impressionnante irruption sous le vernis fragile des rapports sociaux.

J'appelle ce processus virtualisation phénoménale en référence aux libertés que notre cybersociété a prises avec la réalité en la rendant de plus en plus virtuelle.Mais cela concerne bien d'autres secteurs des sciences humaines, comme par exemple l'économie qui à vu s'immiscer dans le troc l'usage médiateur de l'argent, d'abord la monnaie solide et métallique, puis la monnaie fiduciaire, les chèques et enfin les virements bancaires. La civilisation moderne dans son ensemble donne l'impression de s'appuyer sur une telle surenchère de "médiations". L'industrie distribue la sous-traitance, le commerce multiplie les intermédiaires, la circulation des marchandises repose sur une nuée de transitaires. La responsabilité politique est confiée à des représentants élus, la diplomatie à des négociateurs, le moindre litige privé appelle son lot d'avocats, d'assistants ou de conciliateurs.

L'espace culturel ne s'est-il pas développé sur la mise à distance d'une réalité de plus en plus médiatisée ? À partir des représentations primitives, symboliques ou rituelles du monde, nous connaissons aujourd'hui la peinture, la photographie, le théâtre, le cinéma. À partir des premières inscriptions cunéiformes, nous avons affaire aujourd'hui à des documents numérisés qu'il suffit d'un seul clic pour consulter. Quant à l'espace médiatique proprement dit, télévision, journaux, sites internet, on connaît le pouvoir qu'il exerce sur l'opinion publique. Rien à ajouter non plus sur la fascination qu'opèrent les réseaux sociaux. Et ainsi de suite...

On assiste donc à une explosion sémiologique commandée autant par l'éventail des moyens d'expression, que par les fluctuations de la mode, le rythme des innovations technologiques ou peut-être plus simplement une propension très actuelle à la lassitude prématurée. De ce point de vue, on pourrait presque assigner au "Temps présent" la figure emblématique de la tour de Babel, et l'avertissement qu'elle véhicule : confusion sémantique et perte du référent. Avec peut-être en sous-sol l'opération subliminale d'une pensée unique.

10 février 2018

L'instinct de conservation narcissique

Les préoccupations "méritocratiques" incitant à saisir la moindre opportunité de se poser en spécimen viable et partenaire désirable parcoure le règne animal sous des formes variées mêlant extravagance, élégance et violence, entre parades, défense du territoire et autres techniques de séduction. Les aventures humaines dont témoigne l'abondante littérature épico-romanesco-romantique n'entrent-elles pas dans ce registre ? Franchement, j'en suis persuadé. Car, même si le succès reproductif ne semble plus être un "impératif catégorique", la réussite sociale, l'accomplissement et l'épanouissement personnels, me paraissent puiser leurs ressorts au même soubassement primaire.

Toutefois, il est vrai que du haut d'un point de vue strictement anthropologique, on ne peut manquer de constater un indéniable hiatus entre les rituels animaux et les coutumes humaines. On friserait le ridicule anthropomorphiste à assimiler par exemple les parades nuptiales de nos amies les bêtes à nos manières courtoises, quand bien même ces dernières n'atteindraient pas le degré de sophistication des premières. C'est sans doute qu'on voudrait les nôtres définitivement affranchies de déterminations innées, au risque de céder à la mauvaise foi la plus crasse. Or, n'est-ce pas la même recherche du partenaire prometteur, la même lutte pour une place dans la hiérarchie de dominance, qui se jouent autour de nous et en nous, sous le masque d'un angélisme complaisant... ? L'unique instance intéressée à discréditer la lucidité sceptique en la matière est l'agent affecté à l'élaboration de discours et de stratégies de marcketing plus ou moins agressifs et sournois connu sous le nom de "Moi". Ses méthodes sont si tordues qu'elles comprennent la réfutation de ses propres arguments si besoin est.

En effet, nous l'avons vu plus haut, en dehors de son rôle ombilical de centre de coordination des moyens à disposition (ses "propriétés"), auquel il doit probablement son aura de nombrilisme transcendantal, le Moi ne possède aucune consistance tangible. Cela lui procure, disons, une certaine souplesse ontologique qui l'autorise à se réduire à presque rien en cas de responsabilité problématique, ou au contraire à s'enfler pour englober d'éventuelles extensions phénotypiques dont il y aurait lieu de s'attribuer les performances.

Bien qu'il semble a priori justifié de condamner les "lâches" et les "salauds" de la typologie sartrienne, une attaque au vitriol de l'Ego et de son sentiment d'unicité est fortement déconseillée. Elle se heurtera de toute façon à la résistance ordinaire des "évidences naturelles" (W. Blankenbourg). Mais on imagine les conséquences sur l'équilibre affectif et mental d'un individu dont le "centre de gravité autobiographique" (D. Dennett) aura été délégitimé : sentiment d'imposture, manque d'assertivité, syndrome de retrait, schémas régressifs ou destructeurs. Un sacré gâchis... a-t-on envie de dire.

C'est pourquoi, dans l'ordre unanime et tacite des choses, il est convenu de ménager autant que faire se peut la confiance foncière de chacun ; ce qui consiste, grosso modo, à faire en sorte que sa fiction personnaliste ne soit pas privée de confirmations régulières sous forme de gratifications, félicitations et autres marques d'estime ou témoignages d'affection, provenant de l'entourage, des proches connaissances, et de quiconque d'humeur un tant soit peu sociable. Évidemment, ceci c'est pour la routine. Or, à la longue, le banal laisse percer le soupçon d'une superficialité inconsistante ; le machinal éveille l'angoisse du néant derrière les apparences.

Qu'à cela ne tienne ! Rien de tel que des festivités pour ranimer les "mirages collectifs", leur redonner des couleurs et les recharger en cette crédibilité dans laquelle nous puisons la nôtre. Un jour, c'est la kermesse au village, un autre la "fiesta" avec les copains, sans oublier la soirée entre collègues, ni le plan grillades en famille. Sous d'autres cieux ethniques on appelle cela "potlatch".

Notons qu'une grande part des interactions sociales courantes est consacrée à se valider mutuellement notre fiction personnaliste. Les linguistes appellent cela la "communication phatique", sa priorité n'étant pas la transmission d'informations, mais une mise en phase des sujets leur permettant de partager les présupposés de la conversation et d'organiser la pertinence globale de l'échange. Le commérage me paraît exemplaire à ce propos ; les rumeurs qu'il véhicule visant rarement à établir des faits, mais plutôt à instaurer une atmosphère de connivence qui, curieusement, peut se transformer en climat de suspicion généralisée dans lequel évoluent comme des anguilles dans la vase les frustrés et les "paranos" de tous poils.

Mais dans l'ensemble, la vie de tous les jours fluctue raisonnablement (et donc imperceptiblement) entre connivence et dissension (ici un clin d’œil, là un air réprobateur) sous le signe de la tolérance. Il est en effet admis que garder son sang-froid permet de prendre de sages décisions conférant à leur auteur une réputation d'intelligence dont on a vu qu'elle n'est pas pour rien dans le succès du partenaire désirable. Personne n'aime passer pour un "con", même en sachant que la connerie est humaine.

Bref, les relations humaines semblent vitales pour tout individu qui tient à sa "personnalité" comme à la prunelle de ses yeux ; même un ermite ne saurait s'en dispenser, pour qui elles prendront cependant un aspect plus virtuel, actualisable en imagination. Ce qui est grandement facilité par le caractère abstrait du sujet personnalisé ; d'où également l'aisance avec laquelle la mode actuelle des réseaux sociaux (annonciatrice, est-on tenté de prophétiser témérairement, d'une "post-modernité hypervirtuelle") s'en est emparée sous les termes d'avatar, pseudo, et autre identité numérique.

Quoiqu'il en soit, la personne étant une construction éminemment sociale, elle n'est jamais à l'abri d'un effondrement. Le concours de l'instinct ne peut donc nullement être de trop pour l'étayer et l'armer contre l'opprobre, la stigmatisation ou simplement l'indifférence, question de survie. Mais il ne faut pas omettre de préciser que si la honte vient en écho du regard des autres, elle tire toute sa force destructrice de celui que nous renvoie notre reflet dans le miroir.

10 février 2018

Compétence et performance

«Nous pouvons éduquer nos émotions», nous dit Damasio, «mais pas les supprimer entièrement, et les sentiments que nous avons en nous témoignent bien que nous n'y parvenons pas1 Ce constat m'incite à soupçonner que l'art de jongler avec les émotions et celui de se montrer sous son meilleur jour, se sont conjugués au fil du temps dans une technique d'éducation sentimentale contribuant à l'avantage reproductif de ses détenteurs. J'entends par là que la mise en exergue par l'homme de sa "seconde nature", recouvrant l'aptitude au pieux mensonge, au maquillage ravissant, à l'artifice efficace, l'hypocrisie diplomatique et l'affable fourberie, toutes choses réputées inaccessibles à l'animal en liberté comme au bambin baignant provisoirement dans une immaculée innocence, participerait néanmoins de la même force qui a façonné la queue du paon.

On assiste dès lors à la spectaculaire ambivalence schizoïde du citoyen civilisé balancé entre nostalgie d'un état de sauvage insouciance et fierté d'arborer les stigmates de l'efficacité technologique moderne, l'orgueil d'appartenir à une espèce qui a su plier son environnement aux caprices de ses gènes. Cela le conduit à adopter une sorte de révérence anthropocentrique auto-flagellante.

Il est vrai que cette conscience humaine qui s'observe et se juge autant en soi que dans ses semblables peut faire preuve d'une cruauté redoutable. Rappelons que (suivant la pensée de Freud) ce "surmoi", porteur de valeurs collectives s'enracine et s'alimente dans l'instinct de conservation. Il en va de même de son alter ego positif porteur d'idéal collectif, qui, mis au pied du mur de la survie tend à verser dans un angélisme à la Tartufe en s'idéalisant lui-même. « Qui veut faire l'ange fait la bête », dans les mots de Blaise Pascal.

Le problème ne semble pas être en soi le narcissisme. D'ailleurs, le sens commun méprise autant celui qui a trop d'amour propre que celui qui n'en a pas, celui qui vit dans la honte que le "sans vergogne". Les deux extrêmes sont sans doute d'un moindre bénéfice pour le plus grand nombre. En tout cas, ils ne donnent pas une impression de bienveillance, ils n'inspirent pas la sympathie, n'appellent aucune familiarité réciproque ; ils semblent ne pas vouloir jouer le jeu de la société, tout ce qui est évident semble leur être d'un compliqué rebutant et ils affichent d'emblée une mauvaise volonté pathologique à comprendre et à se faire comprendre. C'est du moins l'image de disqualification qu'ils donnent et dans laquelle ils paraissent se complaire.

Cela laisse penser que le narcissisme normal de l'homme n'est qu'une prolongation d'un narcissisme naturel, qui apparaît sous la forme de boucles réentrantes depuis notre cher LUCA (Last Universal Common Ancestor), notre dernier ancêtre commun à tous (probablement une bactérie), jusqu'à l'ensemble de l'écosystème planétaire envisagé comme super-organisme (selon la théorie de James Lovelock connue sous le nom d'hypothèse Gaïa). Le "contre nature" serait dans la nature des choses, ce qui rejoint la dialectique de la pensée complexe.

Je dirais aisément qu'il n'est pas fantaisiste de faire remonter la quête des vérités que cachent les apparences (cette espèce de curiosité manichéenne) à la plus ancienne préoccupation du monde : la survie du plus apte. Dans la mesure où savoir offre une supériorité, toute découverte est une aubaine pour l'ignorant. Il s'agit encore d'une question de dominance. N'importe quel autre prétexte ressortit de la mauvaise foi politicienne, très "naturelle" en société, puisqu'il s'agit de manifester une disposition toute spontanée à favoriser le bien commun.

Aussi la capacité d'anticipation que permet la connaissance est-elle encensée comme un exemple d'altruisme. On peut y voir une forme d'élitisme universel : la réussite du dominant profite aux dominés. C'est un principe de base de tout esprit de corps, au même titre que l'éviction de la brebis galeuse.

Sous l'angle de l'évolution, adhérer à une morale, se plier à une discipline, multiplier les performances pour prouver ses compétences, cela répond à l'exigence viscérale de se mettre en valeur, de se rendre quasi indispensable aux yeux du monde et de "gagner un ticket pour l'éternité" en accédant au statut de spécimen viable et de partenaire désirable.

Il est essentiel pour tout candidat au bonheur de prouver de quoi il est capable, de faire valoir son mérite, la légitimité de ses prétentions, et ceci en forçant le respect, l'estime et l'admiration en étalant des démonstrations de prestige qui prétendent au même pouvoir persuasif que la démonstration scientifique en s'épargnant la démarche rigoureuse. Ce qui revient à convoquer les couches profondes de l'imaginaire collectif où bouillonnent des "archétypes prêts à entrer en constellation", comme dirait C.G. Jung. 

Ici, le sentiment intime mieux que l'apparente reconnaissance sociale peut suffire à satisfaire les espérances, comme le clamait déjà un Diogène ou un Bouddha. Cette posture de détachement que l'on retrouve dans la mystique chrétienne peut avoir l'air contre-productive et asociale, mais il n'en est rien, car la circulation sous forme de mèmes (éléments culturels) de modèles idéaux de liberté intérieure soutiendrait plutôt la servitude volontaire du plus grand nombre. D'ailleurs, il existe un moyen plus direct (et donc moins constructif) encore de tromper les circuits neuronaux de la récompense et partant de court-circuiter la pression des exigences collectives : leur fournir l'ingrédient chimique (ou un équivalent) indispensable à leur fonctionnement, un psychotrope.

1 Antonio R. Damasio, Le Sentiment même de soi

10 février 2018

Une conception non-fixiste de l'âme

Un adulte ordinaire manifeste souvent une puissante tendance à introduire un profond clivage entre l'animalité naturelle et son humanité cultivée; si profond qu'il ne perçoit plus son propre fond d'animalité. Ce qui semble susciter une reproduction dudit clivage à l'intérieur de lui-même. D'ailleurs, un esprit cartésien suffisamment carré placera le même genre de discontinuité entre l'enfance et l'âge adulte, n'accordant par habitude une continuité qu'à ce qui se présente au préalable convenablement borné. En mettant Homo sapiens au faîte de l'arbre de la vie, il rejoint à l'insu de sa bonne foi l'anthropocentrisme des religions bien établies dans leurs convictions de prédestination à coloration plus ou moins divine (style peuple élu ou race millénaire).

Sous l'angle de l'évolution rien n'existe vraiment, puisque toute réalité est nécessairement transitoire. Il faudrait y voir plutôt une illusion provisoirement efficace. Dans la perspective pragmatique de l'organisme employé à se tirer d'affaire en toutes circonstances, je propose une formule à résonance plus cybernétique : l'appareil cognitif sensorimoteur chargé de gérer les informations qui lui parviennent de tout bord aurait recours et de discrets verrouillages de cibles. Je prends ici le terme "cible" aussi bien sous son acception linguistique telle qu'explicitée par Umberto Eco : « Si maintenant p, et si donc tu fais z, alors tu obtiendras q. »1 Ce qui m'offre l'opportunité de suggérer un lien fort entre discours ambiant, dialogue intérieur, vision du monde et action.

Dans un monde héraclitéen où le changement est roi, on aimerait pourtant trouver une essence quelconque, quelque substance, un principe de Parménide à couperet clair et définitif. Mais nous n'avons à nous mettre sous la dent qu'une illusion directrice, un instinct de conservation, une espèce de tropisme de survie. De ce point de vue, l'être humain ne diffère pas des autres moteurs de recherche à algorithmes évolutionnaires: en tant qu'élément de son milieu chaque individu défend son statut de solution possible face à la sélection naturelle, en tant qu'organisme il abrite lui-même une variabilité adaptative à laquelle il applique une activité évaluative de tous les instants.

On pourrait tout à fait reconnaître ce genre de faculté que nous avons tendance à nous attribuer comme spécifique sous le nom d'intelligence, en toute forme d'être capable de générer des boucles de rétroaction. En fait, ce concept d'intelligence est des plus relatifs. Il est utilisé à des sauces bien peu scientifiques. On l'applique aujourd'hui autant à des machines qu'à des organisations animales, des écosystèmes ou des individus. Le véritable critère qui semble caractériser l'intelligence est son agréable efficacité. C'est de tout cœur que l'on applaudit à ses merveilleuses prestations. De sorte que l'on est tenté d'en faire le fleuron de l'humanité. Mais les atouts qu'elle affiche sont loin de tenir fidèlement entre nos mains.

Prenez la mémoire à long terme, par exemple, elle nous offre quantité de visages aussi familiers que des photos-souvenirs jaunies auxquelles s'accrochent des commentaires à peine plus éclairants que des onomatopées ; et puis un jour on ne sait d'où un nom propre nous revient, et on se demande comment on a pu l'oublier. Encore, cette mémoire a-t-elle la peau dure. Prenez celle à moyen terme, celle de tous les jours, de hier soir par exemple, n'a-t-elle pas la fâcheuse habitude de s'évanouir dans les vapeurs d'alcool d'une soirée trop arrosée ? Plus tristement enfin, la mémoire de travail qui met à disposition les outils de chaque instant est à la merci des ravages d'une sénilité parfois scandaleusement précoce.

On pourrait citer la débrouillardise et l'inventivité dont souvent on se demande en aparté « comment n'y ai-je pas pensé plus tôt » ; ou encore parler de l'intentionnalité consciente qui parfois s'échappe au bout de la langue et nous fait dire «au fait, où en étais-je ? ». Tout cela pour souligner cette différence si difficile à combler entre nous et une machine, la fragilité de notre appareillage. Mais, bonne nouvelle pour l'amour-propre de tous ceux qui se veulent des spécimens viables et des partenaires désirables, c'est dans leur réservoir d'erreur et d'inadvertance qu'ils peuvent puiser de la créativité. C'est du moins ce que nous montre la nature avec le jeu des mutations aléatoires, des sélections nécessaires et des adaptations cumulatives.

1 Umberto Eco, Sémiotique et philosophie du langage.

10 février 2018

Un ticket pour l'éternité

Dans la mesure où parents et proches ne manquent pas de spéculer et prophétiser sur le futur en puissance de leurs marmots dès les couches-culottes, il ne surprendra personne que chacun prenne à son compte la flamme des espérances et des ambitions placées en lui, et l'entretienne en son for intérieur tout au cours de sa vie, à la manière des vestales antiques. La métaphore promet que ce jardin intérieur offrira les fleurs et les fruits qu'on y aura semé. Il en sortira des vocations, des passions missionnaires, des destins tout tracés. Parfois, le résultat réserve des surprises moins agréables, au point de laisser un goût de fatalité. Que la poursuite d'un idéal emprunte une impasse plutôt qu'une voie royale, aboutisse sur un terrain vague plutôt qu'au triomphe, et instantanément le destin rétrospectif se voile d'une ombre de sortilège. La littérature connaît bien ce procédé qui laisse le lecteur dans une humeur indéfinissable, comme mis au fait d'une tromperie cosmique1.

L'addiction aux promesses de bonheur ne manifeste son empire sur notre comportement de tous les jours que lorsque la réalité est prise en flagrant délit de trahison ; lorsqu'il s'avère clair que le monde ne nous prend pas au sérieux, dans le sens du manque de considération aussi bien que d'un excès de sollicitude, en ce lieu de solitude et d'imposture où la célébrité est paradoxalement une circonstance aggravante, où se rejoignent les fantômes qu'on ne regarde même pas et les icônes qu'on n'épie que trop.

La plupart du temps, les gens ne se laissent pas rattraper par l'impression cuisante du dérisoire. Ils se préservent de l'à-quoi-bonisme dans une valse des égards, où voisins, collègues et plus ou moins proches connaissances échangent force salutations et politesses comme autant de cadeaux d'estime et de reconnaissance. On est loin de l'étalage des potlatchs amérindiens, mais que ne ferait-on pas pour partager le pain quotidien de la gratitude. Le plaisir d'affronter ensemble les défis du monde occulte facilement les constats d'impuissance et d'inanité en mettant en exergue toute la jouissance qu'on peut retirer d'entreprises à plusieurs, au cours desquelles les opportunités de se mettre en valeur ne peuvent manquer de se présenter. Je verrai bien là un principe explicatif de l'inclination naturelle à former des groupes, même à s'opposer à d'autres humains, ce qui au contraire, en apportant un supplément agonistique d'adrénaline ne gâche rien.

Un philosophe contemporain, Peter Sloterdijk, nous a concocté de très élégantes formules pour pointer cet aspect de la nature humaine :« Tous ces collectifs exigent de leurs membres un prix pour leur appartenance, mais, tant qu'ils obtiennent leur succès de groupe, ils se dédommagent par des accès privilégiés aux convictions et aux moyens de pouvoir permettant de vivre, avec une évidence suffisante, l'avantage d'être soi-même. »2 J'aime assez cette façon lapidaire de décortiquer les ficelles de notre instinct social. "Appartenance", "succès", "privilège", "pouvoir", "évidence" et surtout "l'avantage d'être soi-même", quoi demander de plus ? Les ingrédients rassemblés ici sont suffisants et nécessaires à la fabrication de personne raisonnablement mobilisables : peu enclines à se frotter à des aléa ingérables, mais prêtes à se ranger sous quelque bannière évoquant discrètement la splendeur des unions fusionnelles et le songe subconscient de gloire et de félicité éternelles.

Incidemment, on comprend mieux les dispositions d'un individu en mal de sentiment d'appartenance, tenu en marge de la course à la réussite, ballotté entre deux eaux ou deux âges, au seuil d'un statut enviable (typiquement l'adolescence), impatient de forcer le destin quitte à opter pour des comportements à risques, comme s'il s'en remettait à un jury extraordinaire. Il s'infligera éventuellement des espèces d'ordalies à la mode, censées signaler le mérite par le prodigieux, le prestige par le spectaculaire, une légitimité nouvelle par un coup hors du commun. Ces passages obligés de la vie étaient traditionnellement encadrés par des rites initiatiques dont il ne semble, de nos jours, subsister que la forme dégénérée du bizutage.

Le commun des mortels, adulte et vacciné, est lui aussi, malgré la tempérance acquise à la maturité, parfois interpellé par les sirènes de la transcendance, du défi lancé à l'absolu ; surtout dans les moments où les doutes généralement tapis dans l'ombre des routines efficaces, profitent d'un relâchement de la tension psychologique qui fait le sel de l'aventure humaine, pour remettre en question le sens de la vie. Alors, la satisfaction d'être sur le chemin de la perfection peut ne plus soutenir la comparaison avec les promesses de bonheur implicitement contenues dans un changement de cap. Mais, il va de soi qu'avec l'âge cela se produit de plus en plus rarement. Finalement, le "moteur de recherche" se contentera, si je puis dire, d'un verrouillage définitif de la cible, et terminera sa course en roue libre dans une honorable ornière. C'est dans l'ordre des choses. Ce qui l'est moins, c'est une ornière assez vaste pour que s'y engouffre un peuple entier ou une civilisation entière. Une variante massive de la pensée unique, relativement néfaste en terme d'évolution et d'adaptation, comme on peut s'en douter. D'un point de vue algorithmique, l'assertivité individualiste pourrait bien agir, dans ces conditions, comme un antidote et confirmer son rôle de catalyseur de la diversification "brownienne" des solutions humaines.

Quoiqu'il en soit, vu de haut (disons du haut des siècles), cela prend l'allure d'une quête générale d'immortalité et d'au-delà ; une course banalisée au salut éternel – illustré par le trafic médiéval des Indulgences. Certains élans ressemblent à la ruée sur des "tickets pour l'éternité", dont la date du tirage final fait l'objet de spéculations interminables. De tels enthousiasmes sont indubitablement un héritage de nos ancêtres farouches et opiniâtres conquérants de "terres promises". Le commandement qu'ils partageaient avec les autres formes de vie de répandre leurs génotypes, s'est enrichi d'une clause d'émancipation particulière : leurs phénotypes sont désormais en mesure de compenser l'indigence de leurs circuits précablés par une inflation de leur répertoire comportemental, autrement dit l'avènement de la culture.

C'est qu'on ne peut comprendre l'homme, ni a fortiori l'expliquer, sans mentionner la formidable fécondité que lui a valu l'acharnement d'un sort contraire : une vulnérabilité proprement humiliante l'a contraint d'emblée aux pires sacrifices de la promiscuité conviviale. Bon, il n'y a pas que soumission et domination dans les rapports humains, il y a aussi révolte erratique et répression chaotique. La mise en place de garde-fous émotionnels était rétrospectivement inévitable, ainsi que l'apparition d'une faculté de prétexte et de justification à la base de notre atavique mauvaise foi. C'est ainsi que virent le jour les premières "institutions du sens", les premiers véritables rituels (prolongeant les parades animales), les premiers mécanismes systématiques de métabolisation des pulsions ; et par la même occasion les premiers symptômes de nervosité obsessionnelle compulsive. Bref, la civilisation...

1 Me vient à l'esprit le roman de Dino Buzzati Le désert des Tartares.

2 Peter Sloterdijk, La vexation par les machines

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